Al Mankhol 5 avril 2016
Il est 10 h du matin. Je suis allongé dans une chambre où règne le noir complet. J’ai mal aux yeux, mal au ventre, j’ai la tête qui tourne. J’ai beaucoup trop dormi. Dans la chambre, une télé tourne en boucle sur le scandale du jour « Panama Papers ». Je reconnais la voix nasillarde des speakers de CNN. Un whistleblower a réussi à subtiliser 11 millions de documents d’un cabinet d’avocats pour les balancer aux journaux du monde entier. Je suis probablement dans un Hôtel. Je reconnais toujours les hôtels à l’odeur des draps. Elle est partout la même cette odeur de vinaigre. J’imagine que deux ou trois étages plus bas, un petit déjeuner m’attend. Du café, du jus, des oeufs brouillés, du bacon, des saucisses, des haricots, des fruits, du yaourt, une ou deux viennoiseries, le menu habituel. Cette fois, je ne sais pas où je suis. Je suis à moitié éveillé et ne retrouve toujours pas mes esprits. Je me lève pour ouvrir les rideaux et là, derrière la vitre, la ville la plus folle jamais vue. Une ville irréelle. Aussi folle et irréelle qu’une maquette en 3D.
Dehors, la lumière est blanche et aveuglante. Il y a des enseignes partout. Toutes les marques du monde représentées. Il y a beaucoup d’ Indiens et de Chinois en uniforme derrière les comptoirs. Ils ont plutôt l’air philippin les Chinois d’ici. Un homme passe en djellaba blanche, un keffieh blanc sur la tête et des sandales blanches aux pieds. En fouillant dans mes affaires, je tombe sur le nom d’Adanetch K. Ca y est, tout me revient ! Je suis dans le studio 105 du London Creek Hotel situé à l’angle de Kuwait Street et la 19è rue, à 10 m du Burjman Shopping Mall dans le quartier Al Mankhol, à Dubaï City aux Emirats Arabes Unis. Je suis arrivé hier soir d’Addis Abeba dans un vol Emirates. A part mon sac de cabine, dans lequel se trouve mon ordinateur et quelques documents, je n’ai rien d’autre sur moi. Pas de bagages, pas d’habits de rechange ni de trousse de toilette. Je ne peux me brosser les dents ni changer de sous-vêtements. J’ai quitté Kigali hier pour aller à Bruxelles et j’ai atterri dans le Golfe persique ! Je suis attendu demain soir à Paris pour une première à Theatre Ouvert. Personne au monde ne sait que je me trouve ici dans cette chambre, dans cette ville et dans ce pays. S’il m’arrivait un malheur, personne n’aurait le cerveau assez dérangé pour rechercher ma trace en Asie. Maintenant me voici assis dans un car de touristes, derrière un guide indien qui ressemble à s’y méprendre au Super Mario de Nintendo. Il nous raconte, dans un sabir anglais, la construction de cette ville-mall en plein désert. J’ai été tout à l’heure m’acheter des fringues au Burjman et pris quelques courses au Spinneys, le plus naturellement du monde, comme si je vivais ici depuis toujours. Tous les malls du monde se ressemblent. Les mêmes produits, les mêmes promos, les mêmes caissières et les mêmes caddies. J’exécute la chorée habituelle. J’entre, je roule ma brouette, je slalome entre les rayons, j’attrape deux trois bricoles, je fais la queue, je tape mon code et zou ! Pas besoin de connaître la langue locale, les algorithmes suffisent. Je me tais, ils se taisent, je tend, ils encodent, ils tendent, j’encode, ça bipe, deal ! J’ai croisé dans la rue des Africains. Des hôtesses de Qatar Airways, des vendeuses de smartphones et des hommes d’affaires. Nous nous sommes échangés salutations et sourires implicites comme s’il y avait un pacte secret entre nous. Un ange passe. J’ai pris des photos. Dont un selfie devant une enseigne qui vend du champagne et du caviar dans un kiosque. C’est aussi cela Dubaï. La police roule en Ferrari, en Lamborghini, en Aston Martin, en Bugatti, dans les voitures les plus chères au monde et on peut y bouffer du caviar Almas en sifflant un magnum de Dom Pérignon de la même manière qu’on s’envoie un kebab. En tongues, bêtement accoudé sur le guichet d’un kiosque de gare. Dépouillés du pouvoir symbolique dont ils sont investis ailleurs, tous ces bibelots du fétichisme occidental ne sont ici que de simples « goods » !
Parfois, par intervalles réguliers, mon corps s’échappe. Je me mets alors en retrait, en spectateur et le regarde. C’est ce qui m’est arrivé la veille à Addis Abeba. Mon vol pour Bruxelles ayant été ajourné pour raison d’attentat à l’aéroport de Zaventem, je cherchais un autre vol pour arriver directement à Paris. Je commençais à désespérer, quand je vis au loin une femme me faire signe. C’était une dame d’un certain âge vêtue du tailleur vert impérial des hôtesses d’Ethiopian Airlines. Elle s’exprimait doucement dans un français soigné. Responsable d’un petit guichet d’information planté au milieu de l’allée centrale, elle avait fini sa journée et s’apprêtait à rentrer chez elle. Elle resta cependant pour m’aider à trouver un vol pour la France. La navette qui devait la ramener en ville partit sans elle. « Ce n’est pas grave, me dit-elle, je pendrai un taxi, mais je ne peux partir sans trouver de solution pour vous car je ne reviens plus l’après midi et je dois vous aider ». Ces mots « je dois vous aider » me laissèrent songeur. De quel devoir parlait-elle ? Elle descendit à plusieurs reprises en boitant du pied gauche au bureau d’Ethiopian Airlines au sous-sol pour prendre des renseignements. C’était une femme bien portante et sa démarche pénible rendait ses allers-retours encore plus éprouvants. Elle appela de son téléphone personnel toutes les agences de voyage à Addis et finit par me trouver un vol Emirates pour Dubaï et de là, je pouvais prendre un autre vol pour Paris le lendemain. Emirates n’avait pas d’agence dans l’aéroport même. Comme je ne pouvais sortir du transit, elle se proposa d’aller acheter le billet à ma place. Elle me demanda de mettre l’argent dans une enveloppe. C’était une certaine somme et cette somme était tout ce que j’avais sur moi. Mon coeur se mit à battre très fort. Et si elle ne revenait pas ? Elle avait fini son service, rien ne la retenait plus dans cet aéroport, personne d’autre n’était témoin de notre conversation, dois je lui demander de signer un reçu ? Une copie de sa carte d’identité ? Misère, ce serait indécent de demander de telles garanties à une personne aussi secourable qui offre gratuitement son aide. Et si j’étais en train de me faire plumer comme un pigeon ? Adanetch se tenait debout devant moi et attendait. Il ne me restait qu’une fraction de seconde pour me décider avant que ne s’installe un moment d’embarras entre nous. A cet instant précis mon bras se dissocia et lui tendit l’enveloppe dans un geste franc et chaleureux. Je me suis vu lui tendre la somme comme un automate. J’étais à la fois horrifié et fasciné par ma propre candeur. Par moments, je sens encore battre le coeur de l’enfant gâté que je fus jadis, qui pour n’avoir connu ni la faim ni les privations, n’a développé aucun mécanisme de défense. Je l’entendis me dire cet enfant, dans un murmure, alors que j’hésitais : « N’aie pas peur, fais confiance ».
J’ai eu largement le temps de méditer sur la confiance pendant que je voyais Adanetch K sortir en boitant de l’aéroport Bole d’Addis Abeba, emportant, dans son sac à main, tous mes moyens de survie dans cet aéroport inhospitalier où je ne connaissais personne. Je suis resté interdit pendant un moment, hypnotisé par le sas de sortie où sa silhouette s’était évanouie dans un halo de lumière. J’eus largement le temps de ressasser mille et une fois cette voix juvénile qui m’avait poussé à faire un saut dans le vide.
Il me prend souvent l’envie de l’étouffer cette voix. Toujours dans les mêmes circonstances. Comme lors d’un précédent séjour en Ethiopie où je m’étais fait avoir dans un faubourg d’Addis Abeba. Quand m’arrive ce genre d’embrouille, je passe des mois à ruminer le même mantra. Je vais m’endurcir le coeur et le rendre imperméable. Je vais sculpter sur mon visage un masque impassible et me tailler dans le creux des yeux le regard perçant d’un aigle. Au bout d’un temps, l’enfant refait surface comme une fêlure de la conscience ou une idée des hommes dont je n’arrive pas à me libérer. Malgré l’uniformité du monde et les menaces innombrables que cette époque ne cesse de brandir, j’éprouve souvent un besoin irrépressible de faire confiance à des inconnus croisés au détour d’un chemin.
C’est le cas d’Adanetch K, femme d’une cinquantaine d’années, qui s’occupe dans l’aéroport Bole d’Addis Abeba du service clients. Plus précisément de l’information dans cet aéroport régional qui ressemble de plus en plus à un caravansérail. Des marchands africains y croisent des pèlerins arabes au milieu d’une foule de Chinois venus faire des affaires en Afrique. Adanetch parle la langue de chacun d’entre eux. Elle trône au milieu de l’allée centrale derrière un guichet minuscule. De ses grands yeux, elle observe la cohue. C’est une femme digne avec un air de Joconde blessée, marquée au visage par des traces de brûlure qu’elle dissimule sous une couche de fard et beaucoup de mascara. Quand je l’ai rencontrée, elle venait de perdre ses deux frères. De mort violente. L’un par accident, l’autre d’un coup de couteau. Elle n’a pas pu s’en remettre. C’est pour ça, par réaction au choc émotionnel, qu’elle développait des plaques de brûlure au visage. Son grand frère, celui dont elle était la plus proche, a été attaqué par des brigands, il est mort à l’hôpital. Adanetch pleurait à chaudes larmes en parlant de son frère : « C’était un homme brillant et bon, il aimait les gens. Il était médecin aux Etats-Unis. On l’a tué pour lui voler un téléphone. A sa mort, je l’ai enterré ici à Addis Abeba. J’ai acheté une tombe à côté de la sienne où j’irai reposer à la fin de mes jours ».
Adanetch est un passeur dans les limbes du caravansérail Bole d’Addis-Abeba. Tous les jours un monde fou passe sous ses yeux. Les voyageurs sont pressés, ils se bousculent. Attentive, Adanetch repère les âmes errantes et leur fait un signe amical de la main. Elle s’occupe d’eux. Elle prend leur problème et en fait une affaire personnelle. C’est une personne dont l’âme est transparente, dans les mains de qui on a envie de s’abandonner. Pendant les 3 heures que j’ai passées à discuter avec elle, elle a arrêté tous les Africains qui passaient à côté de son guichet. Tous sans exception. Pour les supplier d’aider une femme nigériane assise trois mètres plus loin sur un banc. « S’il vous plait, c’est une mère de famille. Elle est africaine comme nous, aidez-là s’il vous plait. Elle n’a plus de billet retour, elle a besoin de six cents dollars pour retourner à Lagos. Ca fait une semaine qu’elle est ici dans cet aéroport, sans aucune possibilité de renter chez elle retrouver sa famille, s’il vous plait, s’il vous plait ! » La Nigériane était là, impassible, ne prêtant aucune attention aux discussions la concernant. Elle n’affichait aucune expression sur le visage comme si tout cela finalement ne la concernait plus. Ce n’était plus son affaire, mais celle d’Adanetch. Je ne sais pas combien de temps cette femme passera dans les limbes. Ce qui est sûr, qu’il vente ou qu’il neige, que cela prenne un jour de plus ou un année à supplier l’Afrique entière, Adanetch K ne la lâchera pas. Elle continuera d’arrêter tous les Africains qui passeront devant son guichet pour les supplier de considérer le sort de leur soeur avec un peu plus d’humanité. Elle continuera d’essuyer refus sur refus mais elle ne baissera pas les bras. Si personne ne répond à son appel, sa santé se détériorera, sa peau se couvrira de brûlures de plus en plus profondes jusqu’à ce qu’elle en meure un jour parce qu’elle est incapable de vivre dans l’indifférence comme tout le monde, à côté d’une telle souffrance, et poursuivre sa route.
Adanetch réapparut comme elle était partie. Son visage se découpa dans la lumière douce de l’après-midi, irradié par un sourire victorieux. Elle arriva en brandissant triomphalement mon billet d’avion comme un trophée.
J’ai croisé beaucoup d’anges gardiens dans ma vie, dans les endroits les plus improbables du globe. Beaucoup d’entre eux étaient des femmes de tous les âges, d’autres étaient des hommes de la même trempe. Pour certains, ce fût en des circonstances si particulières que si ma route n’avait croisé la leur, la mienne aurait pris un cours tragique. J’ai gardé les noms de certains d’entre eux mais pour la plupart, je ne sais rien de leur vie, leur foi, leur drame, ce qui les rend si attentifs à l’autre ni ce qui les motive vraiment. Pour quelle raison se sentent-ils concernés par autrui au point de porter sa croix sur leurs épaules ? Pourquoi ? Pourquoi lui ai-je demandé ? Pourquoi faites-vous tout ça Madame K ? Qu’est ce qui vous anime ? Etes-vous croyante ? La question la prit de court, elle n’avait pas de réponse toute faite à me donner. Je fus surpris moi-même en la posant, comme si j’avais oublié l’espace d’un instant que j’étais un mécréant. Comme si le Dieu de mon enfance était toujours vivant, tapi au fond de la conscience, comme ultime explication au mystère infini de la grâce.